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Droit international et européen

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Actualités juridiques — Articles

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CEDH / La suppression d’un passage de conclusions d’avocat jugé diffamatoire par la Cour d'Appel de Monaco ne méconnaît pas la liberté d’expression

CEDH, Affaire SARL Gator c. Monaco, 11 mai 2023, Req. n° 18287/18 (non-violation de l'article 10 • Liberté d'expression)

SYNTHESE

La société requérante soutenait à l'appui de son recours que la suppression par la Cour d'Appel d’un passage de ses conclusions écrites d'avocat, jugé diffamatoire à l'égard de la partie adverse, avait méconnu son droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) conclut à la non violation de l'article 10 de la Convention, considérant que la suppression des propos litigieux (prévue par l’article 34 de la Loi n° 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d'expression publique) n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi, cette ingérence dans le droit à la liberté d'expression pouvant être raisonnablement considérée comme nécessaire dans une société démocratique pour protéger la réputation d’autrui.

* * *

EN DETAIL

Les faits et la procédure monégasque

La société requérante, ayant pour activité la vente au détail de vêtements et d’accessoires, avait conclu un contrat de gérance libre d'un fonds de commerce à Monaco avec une Société Civile Professionnelle (SCP).

Après constat par la SCP, société bailleresse, que la société requérante ne s’acquittait plus régulièrement du montant des loyers, suivi d'injonctions de payer, la société requérante s’opposa à la poursuite des relations contractuelles en invoquant un obstacle juridique, et assigna la SCP devant le Tribunal de Première Instance de Monaco en nullité du contrat.

L'obstacle juridique invoqué par la société requérante était que la personne concédant un contrat de location-gérance devait avoir la qualité de commerçant et avoir exploité le fonds de commerce, ce qu'elle considérait ne pas être le cas de la SCP, une société civile ne pouvant exercer d’activité commerciale.

Le Tribunal de Première Instance débouta la société requérante de toutes ses demandes, refusant de prononcer la nullité du contrat de location-gérance au motif que la législation monégasque n’exigeait ni que le contrat soit conclu entre deux commerçants, ni que le bailleur ait exploité le fonds de commerce.

En appel, la société requérante avait soutenu par conclusion d'avocats que le fonds de commerce, en tant qu’institution commerciale, exigeait que son propriétaire soit commerçant et qu’il fasse l’objet d’une exploitation, et que la SCP qui n’avait pas la qualité de commerçant, ne pouvait pas donner en location un fonds de commerce qu’elle n’avait pas elle-même le droit d’exploiter.

Entre autres, la société requérante s'appuya sur les statuts de la SCP soulignant d'une part, qu'ils ne mentionnaient aucune activité commerciale et d'autre part, que le gérant co-associé exerçait la profession d’expert-comptable, ce qui était incompatible avec la réalisation de tout acte de commerce en vertu de la législation monégasque.

La création de la SCP était présentée comme ayant eu une dimension frauduleuse destinée, lors d’une opération future et hypothétique de cession de parts sociales, à masquer l’absence d’exploitation effective du fonds de commerce ou l’interdiction d’exercer le commerce.

La SCP a sollicité la suppression du passage suivant, l'estimant diffamatoire : « Autrement dit la société constitue l’instrument rêvé de la cession du fonds hors de toute exploitation de celui-ci par l’acquéreur, voire la cession frauduleuse à un acquéreur frappé d’une interdiction d’exercer le commerce (comp. Article 8, c et d de la loi n° 546 du 26 juin 1951) ».

Elle demandait également à voir réserver son action civile au regard des écrits diffamatoires.

La Cour d'Appel confirma le jugement de première instance, considérant qu’aucune disposition légale n’impose au loueur d’un fonds de commerce d’avoir la qualité de commerçant, et ne réserve aux commerçants la mise en location de fonds de commerce, et ordonna la suppression du passage litigieux sur le fondement des articles 21, alinéa 1 et 34, alinéa 2 de la Loi n° 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique estimant que ""les propos tenus présentent la SCP L.I., nommément citée, comme « instrument rêvé » d’agissements frauduleux susceptibles d’être commis par son gérant et son actionnaire majoritaire, et portent nécessairement atteinte à sa considération".

En revanche, elle débouta la SCP de sa demande tendant à voir réserver son action civile en diffamation, considérant "que si l’utilité de ces propos et leur opportunité restent à démontrer, il ne peut être prétendu qu’ils sont étrangers à la cause".

La société requérante forma un pourvoi en révision qui fut rejeté par la Cour de révision sous la motivation suivante : « (...) attendu que la cour d’appel a visé l’article 34 al. 2 de la loi n° 1.299, qui permet aux juges statuant sur le fond de prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires relatifs aux faits de la cause dont ils sont saisis ; qu’ayant caractérisé les éléments constitutifs de l’infraction prévus par l’article précité, elle a vérifié que les propos litigieux étaient suffisamment liés à la cause sur laquelle elle statuait, et a fait ressortir, par la brièveté du passage supprimé – les quatre lignes litigieuses rapportées – que la sanction était proportionnée au but poursuivi de protection à laquelle la [SCP L.I.] avait droit ; qu’elle a ainsi légalement justifié sa décision ; (...) ».

Le recours devant la CEDH

Les arguments de la société requérante

La société requérante soutenait en substance que la suppression du passage litigieux constituait une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, laquelle bien que poursuivant le but légitime de protection de la réputation et des droits d’autrui prévu au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, n’était ni prévisible (en raison de l’absence de critères objectifs utilisés par les juridictions internes dans l’interprétation et l’application de l’article 34 de la Loi n° 1.299 du 15 juillet 2005 conduisant à une disparité des solutions jurisprudentielles pour des propos similaires), ni nécessaire dans une société démocratique (soulignant le caractère non excessif et peu virulent des propos qui relevaient davantage d’une supposition que d’une affirmation et qui reposaient sur une base factuelle suffisante, l’absence de personnes nommément visées dans le passage supprimé et d'imputation directe d’une infraction pénale).

Elle relevait par ailleurs l'impact limité de l'atteinte à la réputation alléguée quant à sa publicité, les écrits judiciaires et les audiences publiques n'ayant fait en l'espèce l'objet d'aucune publicité et intérêt médiatique particuliers.

Enfin, elle s'estimait préjudiciée du fait que son argumentaire juridique avait été partiellement amputé, et alléguait que la suppression des propos litigieux même à apparaître comme une sanction mineure, présentait un effet dissuasif inacceptable sur la liberté d’expression, s'agissant d’écrits d'avocat appelé à assurer la défense effective de sa cliente.

Les arguments du Gouvernement défendeur

De son côté, le Gouvernement défendeur rappelait la légalité de l'ingérence, et opposait que la prévisibilité de la disposition législative n'était pas remise en cause par le fait que la suppression de propos similaires n’ait pas été systématiquement ordonnée, l’appréciation judiciaire étant par définition susceptible de varier d’une affaire à l’autre, selon la teneur exacte des propos en cause et le contexte.

Quant à l'exigence de nécessité dans une société démocratique, il soutenait que la Cour admettait des limites à la liberté d’expression des avocats, En l'espèce selon lui, la formulation était particulièrement grave car elle revenait à affirmer que la SCP favorisait la commission d’infractions à la loi monégasque et excédait ce qu’autorisait l’exercice des droits de la défense, et ne reposait pas sur une base factuelle suffisante.

Il qualifiait la suppression de mesure a minima et symbolique.

Enfin, s'agissant de la publicité, le Gouvernement considérait la suppression nécessaire, les propos étant susceptible de "sortir de la salle d’audience" avec des répercussions importantes sur la réputation de la SCP, s'appuyant sur les spécificités de la Principauté en termes de taille et de nombre d'habitants.

L'appréciation de la CEDH

La Cour a constaté que la décision de suppression du passage litigieux des conclusions d’appel avait pour effet de priver partiellement une partie au litige de son argumentaire, ce qui constituait donc une ingérence des autorités internes dans la liberté d’expression de la société requérante, matérialisée dans les écrits judiciaires de son conseil, ce que ne contestait pas le Gouvernement.

Néanmoins, une telle ingérence n'enfreint pas l’article 10 de la Convention si elle est :

• "prévue par la loi" (légalité)

• dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2, et

• "nécessaire dans une société démocratique" pour les atteindre.

L'analyse de la Cour s'est concentrée sur la question de la légalité, et sur le point de savoir si l’ingérence était "nécessaire dans une société démocratique", les parties s’accordant sur le fait que la suppression des propos litigieux avait pour but la protection de la réputation ou des droits d’autrui (en l’occurrence de la SCP), et qu'elle était donc dirigée vers un but légitime.

— L'ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de la société requérante est « prévue par la loi » au sens de l’article 10 paragraphe 2 de la Convention.

La question essentielle selon la Cour, s'agissant de la légalité, était de déterminer si lorsque la société requérante avait déposé son assignation par le biais de son avocat, elle savait ou aurait dû savoir que ses écritures étaient susceptibles de faire l’objet d’une suppression par la Cour d’appel sur le fondement de l’article 34 de la Loi n° 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique.

La Cour a répondu par l'affirmative. Se fondant sur les articles 21 et 34 de la Loi n° 1.299, elle a en effet considéré que la société requérante, représentée par un avocat, pouvait raisonnablement prévoir que tous propos formulés dans ses écrits judiciaires et considérés comme diffamatoires étaient susceptibles de faire l’objet d’un bâtonnement par les juges saisis. Ce d'autant qu'à l'époque des faits, les juridictions monégasques avaient déjà fait application desdites dispositions, sanctionnant entre autres des propos imputant à la partie adverse une « grande propension [...] à frauder ».

— L'ingérence n'est pas disproportionnée au but légitime poursuivi et peut raisonnablement être considérée comme "nécessaire dans une société démocratique" pour protéger la réputation d’autrui au sens de l’article 10 paragraphe 2 de la Convention.

La Cour a tout d'abord rappelé ce qu'elle avait déjà affirmé dans des affaires concernant des propos tenus par des avocats représentant leurs clients dans l’enceinte du prétoire, à savoir que si l’« égalité des armes » et d’autres considérations d’équité militent en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties, pour autant les avocats ne peuvent pas tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle. Elle a ce faisant relevé que les limites de la critique admissible à l'égard des fonctionnaires peuvent, dans certains cas, être plus larges que pour les simples particuliers.

Selon la Cour, la question est ici de savoir si, dans leur contexte général, les propos pouvaient passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite et si les expressions utilisées présentaient un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce.

La Cour a tout d'abord relevé que les propos litigieux concernaient un différend purement privé, visant une autre société privée et que l'Etat disposait ainsi d’une plus grande marge d’appréciation. que s'ils s'étaient inscrits dans le cadre d’un débat d’intérêt général,

Elle a ensuite exposé que le juge est le gardien de l'équilibre entre l’immunité judiciaire dont bénéficient les avocats et leurs clients pour les écrits ou plaidoiries (destinée à prévenir le risque d’intimidation des parties ou de leurs avocats qui pourraient s’auto-censurer dans l’expression de leurs propos de crainte de s’exposer à des poursuites pénales) et le caractère non absolu de la liberté de la parole ou de l’écrit porté devant les tribunaux.

Après avoir constaté que la Cour d'appel de Monaco était effectivement investie par la Loi n° 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique d’une mission de contrôle de l’expression judiciaire, pouvant la supprimer si elle l’estimait diffamatoire, outrageante, injurieuse ou attentatoire à la vie privée, elle a validé l'appréciation de la Cour d'Appel qui :

  • a pu raisonnablement considérer que les propos litigieux, bien que voilés, dépassaient la limite du commentaire admissible, dès lors qu'en l’absence de base factuelle solide, et donc d’éléments de nature à prouver la véracité des accusations, à peine masquées, elles pouvaient parfaitement être considérées comme ayant une nature diffamatoire;
  • a par ailleurs explicitement indiqué que les propos litigieux n’étaient pas étrangers à la cause, à savoir la nullité du contrat de location-gérance, et que, par voie de conséquence, toute action indemnitaire en diffamation était fermée à la requérante, conformément à l’article 34 de la loi n° 1.299 du 15 juillet 2005.

La Cour a rappelé que la nature et la lourdeur des sanctions (proportionnalité) sont aussi des éléments à prendre en considération, constatant en l'espèce que la suppression des propos diffamatoires constitue la sanction la plus légère prévue par l’article 34 de la loi n° 1.299 du 15 juillet 2005 (la condamnation au paiement de dommages-intérêts est également prévue).

Pour finir, la Cour a noté que la substance des écrits judiciaires n’avait en rien été affaiblie, le passage supprimé ne représentant que quatre lignes sur un total de neuf pages de conclusions.

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